La poudre de Chield - Troisième partie

C’était depuis ce jour que Chield s’était retiré dans cette chaumière, au milieu d’une vallée oubliée.
Lorsqu’il vit reparaître des bois le monstre qui le chassait, il sut qu’où qu’il allât, il reviendrait le chercher pour le mener à la sorcière. Et alors elle le noierait dans son chaudron.
Mais si pendant si longtemps, il s’était exilé de lui-même aux rivages d’un cauchemar dont personne ne pouvait le protéger, il s’était garanti de l’éradiquer. Tant qu’il aurait de la poudre et du plomb.

Chield tortillait sa longue barbe grise du bout des doigts en regardant le plafond. Les braises luisant dans l’âtre éclairaient faiblement la pièce en un arc doré.
« Je n’aurai bientôt plus de poudre, Marrow », marmonna-t-il. « Il faudra retourner en chercher ».
Dans l’angle opposé du plafond, la petite peluche s’engonçait au creux d’une toile d’araignée. Elle avait l’apparence d’un coyote ayant endossé des ailes de chauve-souris, et lorsqu’ils étaient ouverts, ses yeux étaient singulièrement humains. C’était le seul vestige qu’il lui restait de son enfance, avec des souvenirs et des cauchemars.
« J’ai juste de quoi le tuer encore une fois, tout au plus, mais il faut que tu m’aides, Marrow. Je n’ai pas la force de retourner dans les bois aujourd’hui et ma jambe me fait trop souffrir. J’ai besoin que tu ailles me chercher une réserve de poudre » renchérit Chield.
Marrow remua dans son cocon en grommelant d’un air négligeant, puis ouvrit les yeux. Il articula d’une voix grêle et perchée :
« Que ferais-tu de cette poudre ? Tu useras des dernières forces à tirer sur un fantôme sur le pas de ta porte en attendant qu’il revienne. T’es-tu regardé ? Tu n’es plus qu’un vieillard éclopé et épuisé, et tu voudrais encore croire à tes illusions ? Dissous-les, oublie-les, et ne le laisse plus revenir. Sinon, qu’il t’emporte !
- C’est ce que je vais faire.
- Pour ça, tant mieux ! Je serai plus tranquille…
- Le monstre, Marrow, je vais m’en charger. Et ça n’arrivera plus. Il ne reviendra plus, cette fois.
- Voilà plus de quarante ans que tu ripostes à reculons ! Cette chose veut t’attraper ; tu auras beau lui faire bouffer toute ta poudre, ça ne l’empêchera jamais de revenir !
- C’est l’horrible sorcière…
- Tue la sorcière !
- Il faut la trouver…
- Brûle la sorcière !
- Et lui échapper…
- Fous la sorc…
- Va me chercher cette poudre, Marrow.
- Ne m’as-tu pas écouté ? Le cauchemar s’endort à ton réveil, mais si tu t’endors, il revient !
- Vas-y. Tout de suite. » intima-t-il en se redressant sur son lit.
-« Hors de question, tu n’as qu’à y aller !
- Marrow, j’ai besoin de cette poudre ! » lança-t-il en saisissant son fusil.
-« Tu as besoin de couilles, vieux Chield !
- Marrow, tu as trois secondes pour sortir !
- C’est non ! »
Chield décocha une salve de poudre en direction de la peluche, et tous deux firent silence. Chield se tenait assis sur le bord du lit, le souffle court, le nerf las.
Dans l’angle du plafond, Marrow s’était blotti au fond de sa toile, et n’osa sortir sa tête qu’au bout d’un long moment. Lorsqu’il ouvrit les yeux, Chield vit s’insinuer dans son regard une tristesse dont jamais il ne l’eût cru capable.
« Comme tu voudras, vieux Chield. Dis-moi où aller, et tire-toi dans l’autre pied. »